vendredi 29 avril 2022

MADAME HAYAT de Ahmet Altan

LIVRE

On comprend que le roman ait obtenu le Prix Femina Étranger 2021,car il constitue un bel hommage à la littérature et à ses serviteurs:les écrivains et les critiques.S'il est question d'amour,d'initiation à l'amour,la littérature n'est jamais loin pour étayer le sentiment amoureux,pour lui donner ses lettres de noblesse.Nombreuses allusions à des oeuvres-clés de la littérature mondiale et à leurs auteurs:"L'éducation sentimentale",p50,"La promenade au phare",p40,mais aussi les romans russes de Tolstoi/Dostoievski...Flaubert,James Joyce,Shakespeare sont des références fréquentes qui animent les échanges des intervenants du roman qui en citent des extraits.

Les cours de littérature délivrés à l'Université par 2 éminents professeurs marquent aussi le narrateur de l'histoire,le jeune Fazil qui rencontre deux femmes fort différentes,déterminantes dans son évolution.L'une plus âgée,auréolée de mystère,de contrastes se révèle fort imprévisible.Impossible pour Fazil de résister à ces flèches de Cupidon.C'est l'éblouissement.C'est foudroyant.C'est spectaculaire.

Avec l'autre,une jeune fille de son âge,le cheminement,l'apprivoisement réciproque seront plus lents,nettement moins ravageurs aussi.

Les personnages évoluent dans cette atmosphère d'échanges amoureux sur fond de troubles politiques,car les arrestations arbitraires,inexpliquées se succèdent et chacun craint pour lui."A qui le tour?"est une question lancinante.Voici un extrait qui exprime cela:

 "...J’ai aussi noté que l’écriture, en même temps de m’ouvrir en grand les portes de la liberté, ouvre la porte aux dangers venus de l’extérieur, me laissant exposé et vulnérable. Chaque matin à l’aube, je vais en sueur à la fenêtre pour voir s’il y a des voitures de police au pied de chez moi. La peur tremble en moi comme un fil tendu."

Cette dimension politique donne bien sûr une densité supplémentaire au roman avec ses questions existentielles sur la vie et la mort,la liberté et la nécessité de sauver sa peau.Quand on apprend que l'écrivain turc a rédigé son roman en prison,c'est encore plus prenant.
 

mardi 26 avril 2022

SEULE EN SA DEMEURE de Cécile Coulon


 LIVRE

L'écrivaine nous emmène avec talent dans une histoire "bucolico-romantique" en s'intéressant à une jeune femme tout droit sortie du 19ème siècle,à laquelle est promis un bonheur conjugal auprès de l'héritier d'un magnifique domaine qui n'est pas sans évoquer celui de Manderley dans Rebecca de Daphné du Maurier.La nature abondante en fait un petit paradis sur terre.Oui,...sauf que peu à peu,l'atmosphère devient étrange pour cette jeune mariée très ingénue.L'omniprésence d'une intendante qui gère tout,un mari énigmatique assez froid et rigide,l'apparition furtive d'un jeune garçon: tous ces éléments concourent à une progressive impression d'enfermement et cette sensation persistante qu'on lui cache quelque chose.

Et en effet,avec habileté,le récit va de révélations en révélations peu à peu déboucher sur un secret que le lecteur n'a pas nécessairement vu venir.C'est totalement maîtrisé et écrit dans un style charmant,plein de poésie et de trouvailles.Et si l'inspiration et la thématique centrale héritée de Rebecca sont évidentes,à savoir la personnalité d'une deuxième épouse écrasée par l'ombre de la première,Cécile Coulon parvient à s'en emparer et à s'en affranchir pour créer une histoire différente et très personnelle.Et puis,elle sait tourner ses phrases,décrire les sensations,partager les états d'âme avec succès.C'est vraiment très,très réussi.

lundi 25 avril 2022

LES SURVIVANTS de Alex Schulman


 LIVRE

Premier livre traduit en français de cet écrivain suédois pour notre plus grand bonheur.On est pris par cette histoire d'une famille qui vit en apparence dans une nature idyllique:la maison en bois,le lac accessible par un chemin,une forêt...de quoi enchanter 3 frères qui s'éclatent en courses folles sur terre et dans l'eau.Mais par petites touches,on découvre des failles dans l'entente fraternelle,dans le couple des parents et la tension s'intensifie au fur et à mesure des chapitres.L'atmosphère devient pesante et le malaise s'installe.

L'originalité réside dans la construction à rebours du récit.On remonte les heures d'une journée dans le présent où les frères sont devenus adultes en alternance avec des événements de l'enfance dont l'un se révélera marquant pour tous.Vers la fin,il y aura ce moment de bascule,cette rupture qu'on n'avait absolument pas vue venir et qui est la garantie d'un roman réussi.C'est très fin et bien déroutant.A recommander. 

samedi 16 avril 2022

Grande Couronne de Salomé Kiner

 

LIVRE

Ce roman sélectionné par la RTBF pour le Prix du Premier Roman est assez réussi.C'est surtout l'écriture qui est intéressante pour aborder cette histoire d'une adolescente issue de milieu modeste,accumulant frustrations et désillusions multiples.En effet,pas évident d'évoluer,de se construire dans cette famille chaotique,à la dérive.On est à la fin des années 90,le père déjà assez inexistant s'en va,la mère peine à élever ses 4 enfants dont la narratrice,ado qui cherche sa place à l'école,dans l'entourage amical.Manque de repères,manque de modèles.Elle s'accroche à des rêves futiles,enviant ses copines,leurs vêtements de marque,leur mode de vie,alors qu'elle rame pour obtenir quelqu'argent de poche.C'est la galère et elle ne résistera pas à la proposition de se faire un argent facile par des "gâteries" sexuelles.Expériences rudes pour elle qui sont décrites avec délicatesse,sans misérabilisme dans un langage assez cru.C'est trash.Ça arrache. 

On est sensible au parcours de cette jeune fille qui fait comme elle peut avec ce qu'elle a,cad pas beaucoup.Elle rêve bien sûr d'amour et se focalise sur le livreur de pizza qui deviendra patron.Des liens se nouent entre eux,durables ou pas? En tout cas,l'écrivaine ne manque ni de talent,ni d'humour pour retenir notre intérêt.Certaines descriptions de lieux,de situations sont hyper drôles.On sourit,tout en étant touché.

Un extrait où la narratrice décrit son univers "bas de gamme":

 ...C'était pas les goûters de ma mère qui me posaient problème. Il y en a même que j'aimais bien. Mon problème, c'était les autres. Ça a toujours été les autres. Leurs yeux cireux de poissons morts sur vos moeurs particulières, la vénération des vies droites et la religion cathodique. Leurs pères, premiers sur les courts de tennis, leurs mères, toutes assistantes de direction. Leurs virées à Auchan, les allées de gravier brossé, le papier peint relief, les casseroles en cuivre assorties, les doubles bols olives-noyaux. Et la moquette dans les chambres à coucher.Chez moi, j'avais du lino gris chiné. C'est plus facile à nettoyer, disait ma mère. Tu m'étonnes : même quand c'est propre, c'est sale."p10.

mercredi 13 avril 2022

DRIVE MY CAR de Ryūsuke Hamaguchi

FILM
 

Ce film japonais qui a obtenu le Prix du scénario à Cannes a été encensé sur tous les sites/blogs/groupes de cinéphiles...Seuls quelques-uns dont François de Brigode osent ne pas s'associer au concert de louanges.Personnellement,je suis assez mitigée.J'ai revu le film presqu'entièrement et je lui ai trouvé énormément de qualités esthétiques,cinématographiques,intellectuelles,mais ça n'a pas effacé cette impression d'un ennui profond ressenti tout au long de ces 3 heures de film.C'est d'une lenteur absolue, surtout d'une froideur que je n'ose pas qualifier d'asiatique.Bien sûr chez Tchekov,on s'ennuie,on s'ennuie fort,on s'ennuie tout le temps,or la pièce "Oncle Vania"est un des ressorts du film puisque le personnage principal,Yusuke met en scène la pièce en choisissant des comédiens de langues différentes(multilinguisme assumé) et une comédienne muette.On le comprend,la parole est au coeur du film,les mots,ceux des dialogues au théâtre,mais aussi ceux des échanges dans la belle voiture rouge conduite par une jeune fille experte.Les mots,mais aussi leur absence,car le silence s'impose aussi,notamment lors des répliques de la jeune comédienne muette,Sonya.Silence habité de la langue des signes:génial.

D'où vient alors cette impression de FROIDEUR?Elle émane du personnage principal qui semble emmuré dans une solitude extrême.L'auto,métaphore d'une intériorité dont il peine à sortir.Ce personnage est d'une tristesse absolue.Même les rares fois où il esquisse un sourire,c'est un sourire triste.Il trimbale avec lui cette sensation d'échecs,une incapacité à aimer,à entrer en contact avec l'autre.Il parviendra à s'apprivoiser grâce à l'authenticité de celle qui conduit son auto partout ,tout le temps,lui souffrant d'un glaucome.Comme dans les mots réconfortants de la fin de la pièce,une forme de salut,d'humanité vient d'une femme inattendue,improbable.

Un mot pour finir de ce Prix du scénario amplement mérité.Construction du récit très originale avec ces 40 premières minutes... avant "2 ans plus tard".Elles sont comme l'ouverture d'un opéra ou la carte d'un menu.On pose les clés sur la table et au spectateur de choisir son plat...ou d'ouvrir les portes,les bonnes portes.

Voici un de ces liens dithyrambiques,celui de l'émission du Masque et de la Plume.Ils crient au chef-d'oeuvre...,tous et toutes:

https://www.franceinter.fr/cinema/drive-my-car-le-masque-la-plume-dithyrambique-devant-l-adaptation-au-cinema-de-murakami-par-hamaguchi

 

 

samedi 9 avril 2022

LE CHAGRIN de Lionel DUROY


 LIVRE

Citons Tolstoï qui commence son roman "Anna Karenine" par cette phrase:"Les familles heureuses se ressemblent toutes.Les familles malheureuses sont malheureuses chacune à leur façon."

Dans ce roman autobiographique de 700 pages, paru en 2010,l'écrivain raconte son histoire,l'histoire de sa famille,malheureuse "à sa façon". Les composants de ce malheur familial sont des parents infantiles,un père indigent,incapable de subvenir aux besoins de sa famille,complètement dominé et souvent humilié par une femme hystérique,immature,limite folle qui fait peur à ses enfants (ils seront 10),en tout cas au petit garçon de 10 ans,William sur lequel s'apitoie l'écrivain lui-même.

Cette famille déjantée vit d'incroyables péripéties:incessants déménagements,menaces d'huissiers suite au défaut de paiement,recherche de protecteurs qui pourraient l'aider à sortir de la mouise...Certaines scènes sont déchirantes,d'autres tragi-comiques et on se demande comment un enfant peut se construire dans un tel chaos.Forcément,c'est difficile.Les enfants,par moments,font semblant d'aller à l'école,à l'insu de leur mère et passent la journée dans l'auto du père ou sur un banc.Le père veut "protéger" sa femme et lui ment sans arrêt,cachant les dettes,les menaces avec les 2 aînés comme complices.C'est lourd à porter,c'est destructeur.Cette enfance ressemble à un champ de bataille,totalement éclaté en morceaux impossibles à recoller et l'écrivain qui a été envoyé comme reporter sur des terrains de guerre,en ex-Yougoslavie par exemple,ne peut s'empêcher d'assimiler les maisons dévastées,les terres détruites à des lieux de son enfance.

C'est toute la vie de cet homme depuis l'enfance jusqu'à l'âge adulte,son mariage,ses débuts dans le journalisme,son désir de devenir écrivain... De l'écriture viendra le salut:se raconter,démêler les fils tordus de cette non-éducation,se libérer enfin de la haine,mais surtout de la peur que lui inspirait sa mère.Écriture libératoire comme s'il n'était plus en apnée,sous l'eau.

L'écrivain est de ma génération et j'ai parfois pu m'identifier à des pans de son vécu ou certaines anecdotes.Né fin 1949,l'écrivain a connu les soubresauts des années 60/70:la guerre d'Algérie(p274),l'influence de ses profs de philo(p480),les périples hasardeux en moto(p324/376), les trajets en vélo pour rejoindre l'Espagne et le Haut-Atlas(p403).Il est fan de ces 2 moyens de déplacement.L'épisode de l'avortement de sa femme Agnès(p442) où il est absent est aussi emblématique de cette époque.Enfin,lors d'un camping sauvage sous tente,ils se font rudement chasser par un propriétaire menaçant(p438).

Je veux terminer ma critique en remerciant Karine Viard qui évoquait ce livre de Lionel Duroy à la fin d'une inerview.J'avais lu avec plaisir "Eugenia" et elle m'a incitée à lire cette auto-biographie.Voici le lien de la vidéo:

 https://www.facebook.com/watch/?extid=CL-UNK-UNK-UNK-AN_GK0T-GK1C&v=3542436879154419